Écrit par Léa Philippe, la plume du Shack, le 15/05/2020
JM Messier & P. Bourguignon
Shack Talk #6 – Jean-Marie Messier & Philippe Bourguignon
Pour revoir l’enregistrement, cliquez sur le lien suivant :
Shack Talk #6 – Jean-Marie Messier & Philippe Bourguignon
Lors de ce sixième Shack Talk nous avons eu l’immense plaisir d’écouter les très inspirés et érudits hommes d’affaire Philippe Bourguignon et Jean-Marie Messier. Lors d’une conversation à bâtons rompus, les deux hommes ont abordé la crise du Coronavirus avec un regard expert et visionnaire.
Des pistes de réflexion plus qu’inspirantes.
Émilie Vazquez-Bourguignon : Comment vivez-vous la crise ?
Jean-Marie Messier : Comme tout le monde j’ai pas mal d’échanges et de coups de téléphone et bon nombre de groupes Whatsapp pour s’envoyer quelques blagues ! Mais je voudrais insister un point important concernant le télétravail. Cela a permis d’avoir avec le client une relation plus personnelle. On n’est plus gêné de demander sincèrement des nouvelles. Ensuite, on constate aussi qu’il y a moins d’action et plus de réflexion. C’est une période intéressante où l’on remet à plat les stratégies d’entreprise et les arbitrages.
Aujourd’hui, nous sommes pour la première fois face à une crise de la peur qui nous concerne tous, partout et en même temps. Je suis convaincu que cela va créer un changement de valeurs et de réflexes : l’empathie et le besoin d’être rassuré vont être encore plus importants. Cela va permettre de poser un certain nombre de questions notamment sur la raison d’être et la dimension sociale de l’entreprise.
Finalement, la crise soulève deux points négatifs et de grandes questions. D’abord, je suis inquiet du risque d’emballement des populismes des nationalismes. Ensuite, je suis inquiet face au problème de la diffusion des fake news et la manipulation des réseaux sociaux.
Ensuite, je me demande : Comment va-t-on financer et payer une telle crise (alors que la planète a été « nationalisée » par les États) ? Et cela pose la question de la dette perpétuelle. Et comment pourrait-on faire pour c’est que cette montagne d’argent — le plus grand montant qu’on ait jamais vu à disposition des économies de la planète — soit réutilisée vers les économies plus durables tournées vers les générations à venir. Comment peut-on, avec un vrai mouvement citoyen, faire que l’argent mis à disposition pendant la crise soit utilisé à des fins plus malines et astucieuses qu’il n’a été utilisé dans le passé…
Philippe Bourguignon : Cette période est aussi un bon moment pour se rencontrer soi-même. Depuis 40 ans je prends des moments pour moi, des moments de réflexion, des moments où l’on se reflète à soi-même. Le temps crée le temps. Je conseille à tous de faire ces retours sur soi-même.
Il y a un peu plus de quinze ans, j’ai décidé de m’échapper du paraître pour passer à l’être. Après avoir dirigé Davos pendant deux ans, j’ai pris un congé sabbatique et décidé d’exister par moi-même, de travailler avec des gens intéressants et dans l’empathie — comme avec ce projet du Shack.
Face à cette crise, j’ai d’abord eu un sentiment de fébrilité, un sentiment désagréable… Et un matin, en marchant dans la forêt, j’ai réalisé que notre problème est que l’on a perdu le contrôle sur les choses. On a perdu le contrôle personnellement et collectivement. Sur notre destinée d’abord, et puis, sur le monde. Mais dans un second temps, je me suis dit que cette perte de contrôle n’était pas si mal après tout. Cela nous fait finalement du bien de perdre un peu le contrôle…
Émilie Vazquez-Bourguignon : En tant que jeune entrepreneuse, cette crise est d’une violence inégalée, elle est troublante, on y perd tous nos repères, on ne sait pas de quoi demain sera fait… Alors comment fait-on pour ne pas tomber dans ce côté anxiogène et continuer de porter une vision mais aussi de tirer vers le haut nos équipes ?
Jean-Marie Messier : Revenir à certains basiques. Le premier, c’est que pour être décontracté, il faut être à l’abris, donc quand on est une jeune start up, il faut être sûre d’être financée et avoir 12 mois de finance devant soi. Ensuite, le succès ce n’est pas seulement dans la croissance mais aussi dans la résilience, dans la capacité à résister. La première des règles après une crise : être capable de se lever le matin et de se donner un bon coup de pied pour repartir.
Ensuite, même si l’on a de grandes visions ou de grands projets, c’est savoir qu’avoir raison trop tôt c’est souvent avoir tort. Quel que soit le projet auquel on s’attache, il y a certes un objectif mais il y a surtout un client. Aujourd’hui, on voit bien la faiblesse de grands groupes qui annoncent beaucoup de licenciements : ils ont fait plus d’argent auprès des actionnaires que d’argent auprès de leurs clients. Cette crise est une occasion de revenir aux basiques : quel est le produit, quel est l’objectif, à qui je le vends, avec qui je le partage et se rappeler que le client, le consommateur, est le plus important de tous les partenaires.
Philippe Bourguignon : Beaucoup d’entreprise se sont en effet déconnectées de leur composante. Par exemple, dans les groupes hôteliers, au lieu de vendre un service personnalisé pour le client, ils ont vendu des commodités. Ils se sont étonnés de la non-fidélité des clients donc ils ont créé des programmes de loyauté. Ces programmes coutant extrêmement chers, il a fallu faire des coupes budgétaires ailleurs. Ils ont donc été déloyaux auprès de leurs fournisseurs et de leurs employés, qu’ils ont licenciés. Ils ont créé des programmes de loyauté tout en étant déloyaux…
Émilie Vasquez-Bourguignon : Qui va payer l’ensemble des plans d’accompagnement et d’aides aux entreprises qui sont annoncés par le gouvernement ?
Philippe Bourguignon : Ce sont les États et donc, nos enfants, qui vont devoir rembourser la dette… Sauf si l’on crée une dette perpétuelle et que les États ne payent que les intérêts.
Jean-Marie Messier : Je suis très partisan qu’on fasse de la dette perpétuelle. Ne faisons pas payer les entreprises dans un an et les générations qui nous suivent dans dix ans !
Émilie Vasquez-Bourguignon : Vous qui vivez entre la France et les États-Unis, comment voyez-vous la gérance de la crise entre l’une et l’autre ?
Philippe Bourguignon : Deux exemples. Observons un parent qui emmène son enfant au jardin du Luxembourg à Paris par rapport à un parent qui emmène son enfant à Central Park à New-York. En France, on dirait : « Attention ! Ne parle pas aux gens ! Ne retire pas ton chandail ! Ne monte pas là car tu ne sais pas faire ! » L’enfant s’en va jouer, il tombe, revient en pleurant et se fait disputer. Aux États-Unis, on dirait plutôt : « Go and have fun ! » Sans lui expliquer comment il va s’amuser. L’enfant va s’amuser et tomber. Mais lorsqu’il va revenir en pleurant, on va lui expliquer pourquoi il est tombé et comment il va pouvoir éviter de tomber la prochaine fois.
Dès tout petit, en France, c’est la famille, la culture et surtout l’État qui nous cadrent. Aux États-Unis, c’est plus le « Go, you can do it ».
C’est notamment ce que l’on a vu lors des règles de confinement : en France c’était très précis et très encadré alors qu’aux États-Unis, les magasins — comme les enseignes Gap ou Starbucks — ont décidé de fermer bien avant que l’État n’émette des règles sur quoi faire.
De même, sur le syndrome de complexité et de simplicité, le Français va être plus attiré vers le complexe là où l’Américain sera plus attiré par le simple. Aux États-Unis, on crée de la valeur par la simplification du complexe. Ce sont les Américains qui ont par exemple créé ce que l’on appelle les « process ». Ils construisent le minimum de routes entre deux ponts, ils n’enterrent pas les câbles, ils utilisent des phrases très courtes…
En France, on fait précéder le passage à l’acte par des études, de la conceptualisation, des débats, de la diplomatie là où les Américains sont obsédés par l’action immédiate. On voit cette différence dans la gérance des tests et des médicaments entre la France et les États-Unis.
Jean-Marie Messier : Ce que tu nous dis, c’est que là où les Américains vont payer cash les masques sur le tarmac des aéroports, les Français cherchent où est le formulaire à remplir pour les commander (rires) !
Plus sérieusement, en ce moment je suis râleur contre l’Europe et contre les États-Unis. Contre la cacophonie trumpienne (qui fait honte), et contre l’Europe car quel que soit le sujet, on rencontre toujours des fractures et l’on n’est jamais d’accords. Il y a une opposition insupportable entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud (regardez avec quel mépris on a jugé les Italiens face à la crise), et je me demande quand est-ce qu’on trouvera un moyen de donner un grand coup de pied dans la fourmilière européenne pour avoir une Europe qui soit une vraie team.
Ensuite, il y a un élément de la culture américaine qui me semble supérieur à la culture française : c’est la culture de la deuxième chance. Le fait que lorsqu’on a échoué une fois, on n’est pas culpabilisé et on a envie de recommencer. L’environnement vis-à-vis de l’échec est dans l’empathie, ce que l’on n’a pas en France.
Alors… Si on se donnait une deuxième chance en repensant radicalement le monde de demain ?